Dans un essai écrit il y a environ quarante ans, Jacques Lacarrière s’en est pris violemment au christianisme des premiers siècles, et de notre temps. « Les Chrétiens, avec leur mythologie compensatrice et castratrice, ont totalement éludé les problèmes quotidiens de leur temps et perpétué jusqu’à notre époque l’acceptation de toutes les injustices sociales et la soumission aux pouvoirs établis. »i
Ce jugement sans nuances ne rend pas exactement compte de l’histoire du christianisme, mais l’intention est ailleurs. Il s’agit, par contraste, de faire l’éloge appuyé du gnosticisme. « Les gnostiques, eux, n’ont cessé de prôner l’insoumission à l’égard de tous les pouvoirs, chrétiens ou païens », explique Lacarrière.
En prenant fait et cause pour les gnostiques, il se pose lui-même comme un « gnostique réincarné, deux mille ans après », et adopte avec emphase leur thèse fondamentale : « Toutes les institutions, toutes les lois, religions, églises, pouvoirs ne sont que des plaisanteries, des pièges et la perpétuation d’une duperie millénaire. Résumons-nous : nous sommes des exploités à l’échelle cosmique, les prolétaires du bourreau-démiurge, des esclaves exilés dans un monde soumis viscéralement à la violence. »ii
Pour les gnostiques, le monde est une « prison », un « cloaque », un « bourbier », un « désert ». De même, le corps humain est un « tombeau », un « vampire ».
Le monde où nous vivons n’a pas été créé par le vrai Dieu. Il est l’œuvre du Démiurge, un dieu « simulateur ». Les gnostiques refusent ce monde mauvais, et ce faux Dieu — qu’ils nomment Jéhovah, et s’en mettent en marge, radicalement.
Où et quand naquit la gnose ? Selon Lacarrière, c’est à Alexandrie, au 2ème siècle. C’était un « creuset, foyer, mortier, haut fourneau, alambic où se mêlent, se distillent, s’infusent et se transfusent tous les ciels, tous les dieux, tous les songes (…) On y découvre toutes les races, tous les continents (l’Afrique, l’Asie, l’Europe), tous les siècles (ceux de l’antique Égypte qui y conserve ses sanctuaires, ceux d’Athènes et de Rome, ceux de Judée, de Palestine et de Babylonie). »
En théorie, un tel lieu de rencontre et de mémoire aurait été idéal pour générer une civilisation englobante et globalisante. Mais les gnostiques n’ont que faire de ces utopies. Ils nient la réalité même de ce bas monde, qui est dès l’origine entièrement voué au mal.
Tous les signes sont inversés. Le Serpent, Caïn, Seth, symboles du mal et du malheur dans la Bible juive, sont pour les gnostiques « les premiers Révoltés de l’histoire du monde », et ils en font « les fondateurs de leurs sectes et les auteurs de leurs livres secrets ».
Les sectes gnostiques, énumérées par Épiphane, sont fort diverses. Il y a les Nicolaïtes, les Phibionites, les Stratiotiques, les Euchites, les Lévitiques, les Borborites, les Coddiens, les Zachéens, les Barbélites, etc. Ces termes avaient une signification immédiatement comprise des populations parlant grec. Les Stratiotiques, cela signifiait « les Soldats », les Phibionites sont « les Humbles », les Euchites sont « les Priants », les Zachéens sont « les Initiés ».
Lacarrière est fasciné par les gnostiques, mais il avoue cependant avoir beaucoup de difficultés à percer leurs « secrets », à retrouver « leurs chemins voilés », à comprendre « leurs révélations hermétiques ».
Il y a notamment la question des cérémonies à caractère extatique, avec leurs musiques frénétiques, utilisant le mode phrygien (flûtes et tambourins), leurs danses orgiaques, la consommation de breuvages provoquant des phénomènes de transes et de possession collective, et « d’horribles bacchanales où hommes et femmes se mélangeaient », comme le rapporte Théodoret de Cyr.
Les gnostiques, explique Lacarière, avaient compris que le monde était « un monde d’injustices, de violences, de massacres, d’esclavages, de misères, de famines, d’horreurs ». Il fallait refuser ce monde, contrairement à ce que prône le christianisme. « Il faut toute l’impudente hypocrisie de la morale chrétienne pour faire croire aux masses spoliées, exploitées, affamées que leurs épreuves étaient enrichissantes et leur ouvraient les portes d’un autre monde. »
Lacarrière conclut en faisant appel à la nécessité, aujourd’hui, d’un « nouveau gnosticisme ». Le gnostique d’aujourd’hui doit être un « homme tourné vers le présent et le futur, avec la certitude intuitive qu’il possède avant tout en lui-même les clés de cet avenir, certitude qu’il devra opposer à toutes les mythologies rassurantes. »
Ces phrases martiales et martelées datent du débute des années 1970. Aujourd’hui, le débat plusieurs fois millénaire entre le christianisme et le gnosticisme paraît avoir perdu un peu de sa signification profonde. L’actualité semble plus intéressée par le rapport entre religion et fondamentalisme, et par la question du terrorisme. Des fous fanatiques prêts à donner leur vie pour détruire un ordre du monde qu’ils jugent vicié jusqu’à sa racine occupent désormais la une des médias.
Au Bardo, où vit encore la mémoire de l’antique Carthage, dans l’ancienne Palmyre, sur les rives du Bosphore et sur celles du golfe de Syrte, et dans tant d’autres lieux, on a fait couler il y a peu le sang.
Les États démocratiques peuvent-ils se défendre contre des hommes ou des femmes absolument résolus, méprisant la vie, celle des autres comme la leur ?
La guerre entre la démocratie et le terrorisme peut empirer, s’embraser.
Ce que les gnostiques représentaient jadis d’absolument radical, la guerre qu’ils avaient entreprise contre les païens, les juifs et les chrétiens du début de notre ère, les djihadistes l’incarnent aujourd’hui vis-à-vis du « monde », le monde occidental, le monde des démocraties et de leurs alliés.
L’histoire est toujours à l’affût, et nul ne sait comment les choses vont tourner. Que l’extrême droite prenne désormais autant d’ampleur dans des pays qui la vomissaient, hier encore, est un signe peut-être annonciateur de catastrophes à venir.
Et si Dieu y était indifférent ?
Marguerite Yourcenar écrit dans l’Œuvre au noir : «La souffrance et conséquemment la joie et par là même le bien et ce que nous nommons le mal, la justice et ce qui est pour nous l’injustice et enfin, sous une forme ou une autre, l’entendement qui sert à distinguer ces contraires, n’existent que dans le seul monde du sang et peut-être de la sève… Tout le reste, je veux dire le règne minéral et celui des esprits s’il existe, est peut-être insentient et tranquille, par-delà nos joies et nos peines ou en deçà d’elles. Nos tribulations ne sont possiblement qu’une exception infime dans la fabrique universelle et ceci pourrait expliquer l’indifférence de cette substance immuable que dévotement nous appelons Dieu. »
Le sang coule, dans l’indifférence de Dieu.
Quel Dieu ? Le Dieu du Livre ? Le Dieu Unique? Le Dieu du djihad ? Le Dieu « universel », « catholique », ou le Dieu des « élus », qu’ils soient calvinistes, gnostiques ou fondamentalistes?
Le cœur bat, le sang coule. Dieu se tait. Pourquoi ?
Il se peut que cette indifférence vienne de ce qu’il n’existe pas.
Il se peut aussi que Dieu étant immuable, son indifférence en découle, comme le propose Yourcenar.
Il y a une troisième possibilité. Sa mutité n’est peut-être qu’apparente. Pour percevoir et entendre, il faudrait être poète ou voyant, initié ou mystagogue, shaman ou ishrâqiyun.
i Jacques Lacarrière, Les gnostiques
iiIbid.